PATTE Yves, Sociologue et Enseignant

yvespatte@yahoo.fr

Le Crossfit est un programme de fitness et de renforcement musculaire qui connaît, actuellement, un essor phénoménal aux Etats-Unis et qui s’apprête à s’imposer en Europe.

Le but de cet article est de replacer le Crossfit dans la tradition de l’éducation physique européenne, en explorant en particulier les rapprochements que l’on pourrait faire avec l’ « hébertisme » ou la « Méthode Naturelle » de Georges Hébert. Nous pensons que, ce faisant, il sera possible d’une part d’intégrer au mieux ce mode d’entraînement dans la culture européenne et, d’autre part, dans une dimension plus prospective, d’anticiper quelques opportunités de développement du Crossfit dans différents domaines comme l’enseignement, les mouvements pour la simplicité volontaire ou encore le développement personnel et ce qu’on appelle l’empowerment.

1. Les courants de l’éducation physique en Europe.

L’éducation physique a connu, en Europe, des traditions multiples, qui se sont souvent affrontées, que ce soit sur la nature même de l’éducation physique ou sur des valeurs plus abstraites comme la nature de l’être ou l’évolution de l’espèce. Le but de cet article n’est pas de proposer un panorama complet de ces traditions. Simplement, nous inspirant de Delignieres et Duret (1989), nous rassemblerons ces traditions en trois courants : le courant médico-scientifique, la méthode sportive et la Méthode Naturelle.

1.1. Le courant médico-scientfique

Le courant médico-scientifique est celui de la gymnastique suédoise de Ling (1776-1839) et de la méthode française de Demeny (1850-1917). Le but était de fonder scientifiquement l’éducation physique. Demeny terminait ainsi son ouvrage intitulé Les bases scientifiques de l’éducation physique sur cette phrase : « la chimie a remplacé l’alchimie, la médecine le reboutage; l’éducation physique scientifique doit remplacer les folles incohérences de l’acrobatie et de l’athlétisme ». Parlant de la gymnastique suédoise, Demeny (1901:11) précisait que « les mouvement sont divisés en séries ou familles ayant différentes propriétés et répondant aux effets que l’on se propose d’obtenir sur le corps ». Les exercices se font au poids de corps et isolent donc différents groupes musculaires. Pour exemple, une séance de gymnastique suédoise se compose : 1. de grandes extensions du tronc avec élévation des bras et abduction forcée des épaules, 2. de suspensions par les mains, les bras généralement tendus, 3. équilibre sur le plancher avec changement de bases, 4. torsions et flexions latérales du tronc, etc. (Demeny, 1901: 34). L’idée centrale de Demeny (1909:13) est bien de « choisir les mouvement selon les effets qu’on leur demande ». On isole donc les parties du corps, les mouvements, et les effets recherchés. Et Demeny (1909:13) de conclure que l’on peut « étudier le mécanisme de nos mouvements comme nous étudions la mécanique des machines. »

1.2. La méthode sportive

La méthode sportive est, quant à elle, centrée autour des notions de performance et de compétition (Delignieres & Duret, 1989). A cela, nous pourrions rajouter la spécialisation. L’athlète travaille avant tout les groupes musculaires et les mouvements qui seront utiles à sa pratique sportive. C’est ce qu’Hébert (1925:82) reprochait à l’éducation physique par le sport : « L’homme n’excelle dans une qualité que s’il présente une exagération de proportion, une véritable déformation, sauteur bâti à la façon du Kangourou, coureur avec des jambes de lévrier ». Demeny (1917:3) précisait de son côté qu’ « on peut exceller dans un sport, on n’excelle pas pour cela forcément dans un autre; la préparation à tous les sports doit être avant tout une éducation générale de nos mouvements trouvant son application dans tous les cas et non une spécialisation à chacun d’eux ».

Par ailleurs, l’éducation physique poursuit, à cette époque, un rôle « civique » d’amélioration de la condition physique de la population scolaire parallèlement au perfectionnement intellectuel et moral. En mettant en avant la compétition et la performance individuelle, la pratique sportive est perçue comme individualiste, incivique et élitiste (Hébert, 1925). Pierre de Coubertin (1934), représentant cette méthode sportive, dira d’ailleurs que « le sport, ce n’est pas l’exercice physique bon pour tous à condition d’être sage et modéré; le sport est le plaisir des forts et de ceux qui veulent le devenir, physiquement et moralement ».

Enfin, le sport ne reconnaît pas la dimension d’ « utilité » qui rassemblait les méthodes médico-scientifiques et naturelles. Comme le dit Guillemain (1955:31, cité in Delignieres & Duret, 1989) : Le sport est effectivement « une modalité du loisir, il est détente ». Etre sportif, « c’est proclamer le droit de l’homme sur la gratuité, nager pour aller nulle part, lancer un poids inutile ».

1.3. La « Méthode Naturelle »

La Méthode Naturelle est celle développée par Georges Hébert. Lieutenant de vaisseau et directeur des exercices physiques dans la marine française en 1910, Hébert développe une méthode basée sur les gestes naturels et utilitaires.

L’hébertisme s’inspire de gestes observés chez les peuplades primitives. Par ses voyages avec la marine française, Hébert peut observer ces peuplades. La vigueur et la beauté de ces gens, qui n’ont que leurs activités quotidiennes comme mise en condition physique, le fascinent. La Fédération belge d’hébertisme explique ainsi que :

« Ces ” primitifs” étaient des hommes vivant dans la nature et selon la nature. Ils couraient pour poursuivre un gibier, sautaient pour franchir un obstacle. Ils lançaient l’épieu sur leurs proies et grimpaient aux arbres pour y cueillir les fruits nécessaires à leur alimentation. Toute cette activité physique se faisait naturellement, sans recherche d’un style particulier, sans accessoires inutiles, mais à l’économie; car ces hommes obéissaient à la nature, à leur nature, à leur instinct. Ils avaient ainsi une activité soutenue et variée qui conditionnait leur subsistance, laquelle dépendait aussi de leur capacité à faire face aux situations de tous genres qui s’imposaient à eux. D’où le développement de leur force, de leur agilité, de leur adresse, qui en faisaient des êtres possédant une condition physique complète, voire idéale. Lorsqu’il les observa, Hébert considéra qu’il était possible d’arriver à un haut degré de développement physique sans l’aide d’artifices, d’installations ou d’infrastructures, simplement en imitant les gestes naturels et utilitaires des hommes vivant en pleine nature et avec la nature. »(1)

C’est en ce sens que les 10 exercices naturels sont : la marche, la course, le saut, grimper, lever, lancer, la défense naturelle, l’équilibre, la quadrupédie et la natation. André Schlemmer (1969) rajoutera que :

« les mouvements les plus efficaces, les plus formateurs, les plus synthétiques, sont en même temps les plus naturels. Un tigre, une gazelle, un milan accomplissent leurs gestes avec une force, une souplesse, une précision, une économie, une grâce même, vraiment admirables; leurs formes acquièrent un développement et une harmonie parfaites, sans avoir jamais d’autre éducation physique que la pratique des mouvements qui sont pour eux naturels, c’est-à-dire nécessaires et instinctifs, des mouvements qui sont l’expression de leur être. C’est là la découverte géniale de Georges Hébert et l’inspiration de toute son oeuvre ».

2. Crossfit et hébertisme

2.1. Les sources communes

2.1.1. La Nature

Ce fondement primal de l’hébertisme se trouve tout autant dans le Crossfit. L’idée de base est que la nature est pleine de mouvement : se lever, s’asseoir, lancer, lever, pousser, tirer, grimper, courir et frapper sont des mouvements tout à fait naturels. Plus encore, ils font partie de notre morphologie. Et ce sont ces mouvements naturels qui vont déterminer les exercices à effectuer dans un entraînement Crossfit.

C’est également le recours à la nature qui explique la variété des exercices en Crossfit. Comme la nature suscite des défis largement imprévisibles, les athlètes Crossfit recherchent dans l’entraînement une gamme de stimuli la plus large possible, et constamment changeante(2).

2.1.2. L’opposition au courant dominant et à la vie contemporaine

A son époque, Hébert tentait de se différencier de ses concurrents et de justifier la création d’une méthode nouvelle. Dès 1910, dans « Le Code de la Force », apparaît le terme de « Méthode Naturelle ». Hébert reproduit, dans le champ de l’éducation physique, l’opposition entre adjuvants de la nature et médicaments: l’opposition se joue donc entre des exercices naturels et des exercices artificiels incarnés par la gymnastique suédoise (Villaret & Delaplace, 2004).

Hébert va d’ailleurs dénoncer un phénomène de dégénérescence dû, selon lui, à une absence de contacts réguliers avec les éléments naturels. Rappelant que l’homme est avant tout une créature d’air, de lumière, de mouvement, il dénonce l’ « intellectualisme » excessif de la vie sociale, produisant des rêveurs malingres au détriment d’ « hommes pratiques, d’hommes d’action » (Hébert, 1910:91, cité in Villaret & Delaplace, 2004).

C’est aux clubs de fitness conventionnels, préconisant des mouvements d’isolation et de longues séances aérobiques, que le Crossfit s’oppose aujourd’hui (3). Non seulement ces mouvements d’isolation (élévations latérales, curls, extensions des jambes, abdos, et entre 20 et 40 minutes de cardio sur un vélo d’appartement ou un tapis roulant) paraissent inefficaces, mais ils peuvent également s’avérer dangereux : déséquilibre musculaire, perte de l’amplitude de mouvement, etc.(4)

Autrement dit, tout comme l’hébertisme à son époque, le Crossfit s’oppose aujourd’hui aux exercices artificiels, exécutés sur des machines, qui d’une part ne sont pas fonctionnels (c’est-à-dire qu’ils ne reproduisent pas les mouvements de la vie quotidienne), et qui d’autre part, ne sont pas des mouvements complets (c’est-à-dire mettant en action plusieurs groupes musculaires, si pas tout le corps).

2.2. Les méthodes de l’ « hébertisme » et du Crossfit

Comme nous l’avons déjà dit, Hébert voulait baser sa méthode sur les gestes naturels.  Ce « geste naturel » est d’abord « celui qui traduit avec le plus de justesse l’un des actes de la vie physique naturelle » (Villaret & Delaplace, 2004).

Concrètement, la Méthode Naturelle se pratique soit en « plateau » sur lequel les athlètes avancent de front en pratiquant différents exercices, soit en « parcours » ou « itinéraire » jalonné d’obstacles naturels et d’accidents de terrain, amenant à exécuter les 10 familles d’exercices : la marche, la course, le saut, la quadrupédie, le grimper, l’équilibre, le lancer, le lever, la défense, la natation.

Ces exercices se pratiquent en « déplacement continuel » : la continuité du travail permettant de développer le souffle. L’idéal, dit Hébert (1911), est d’arriver à produire dans un temps donné ou dans le minimum de temps, une dose d’activité à peu près égale à celle que représente une journée entière de vie au grand air à l’état de nature.

Et comme le présente le site de la Fédération belge d’Hébertisme, chacun « travaille » selon son rythme et ses capacités : « c‘est voulu pour permettre l’individualisation des efforts, pour régler la dépense personnelle de travail et obtenir le meilleur rendement ou perfectionnement. » (5)

Au final, l’objectif est de se développer de manière « utile » et « complète »; en utilisant les gestes qui sont ceux de notre espèce.

L’objectif du Crossfit n’est pas fondamentalement différent. Il s’agit de développer les 10 compétences suivantes : l’endurance cardiovasculaire et respiratoire, la résistance, la force, la souplesse, la puissance, la rapidité, l’agilité, l’équilibre, la coordination et la précision. En somme, il s’agit d’être un athlète complet. Le Crossfit se présente comme une méthode d’entraînement développant des compétences qui seront fondamentales pour les autres sports, comme pour les gestes de la vie quotidienne.

Pour y arriver, les mouvements sélectionnés sont des « mouvements fonctionnels » – équivalents des mouvements « utilitaires » d’Hébert. Ces « mouvements fonctionnels » sont ceux qui sont les plus représentatifs des mouvements naturels. Précisément, ces mouvements s’exécutent du centre vers les extrémités (« from core to extremity »), mettent en mouvement le corps ou un objet, et sont poly-articulaires.(6)

Autrement dit, en Crossfit, on ne travaille qu’avec des mouvements composés, très variés, et exécutés à haute intensité au niveau cardiovasculaire. Mais à la différence de l’hébertisme, dont l’entraînement est constitué d’exercices imitant les gestes que l’on effectue à l’état de nature, l’entraînement Crossfit a majoritairement puisé dans d’autres disciplines les gestes qui seront « utiles » dans la nature ou dans la vie quotidienne. Ces disciplines sont principalement la gymnastique et l’haltérophilie (7). La gymnastique permettant de développer la capacité à contrôler son corps et ses mouvements; et l’haltérophilie développant la capacité à contrôler un objet externe au corps et à produire de la puissance.

Concrètement, les exercices classiques sont le saut, les tractions, les pompes, les poiriers, les exercices aux anneaux, les lancers de medecine ball, la montée à la corde, etc., ainsi que l’épaulé-jeté, l’épaulé en puissance, le soulevé de terre, le squat, l’arraché, etc. A cela, s’ajoute la course, le vélo, la natation ou le rameur, ainsi que des mouvements réellement de la vie quotidienne, comme soulever et manipuler un sac de sable, renverser un pneu de tracteur, frapper un objet avec une masse, tirer un objet sur le sol, etc.

A première vue, il semble donc que le Crossfit ressemble à une évolution plus moderne des principes de l’hébertisme. Les mouvements restent « fonctionnels », « utiles », mais aux mouvements que l’on exécute à l’état de nature, s’ajoutent les mouvements que l’on est amené à exécuter dans la vie quotidienne, quand bien même cette vie quotidienne est-elle citadine. Cela permet, par conséquent, au Crossfit se s’ouvrir à celles et ceux qui n’ont pas un accès quotidien à un environnement naturel (parce qu’habitant en ville).

A partir de là, on pourrait avancer l’idée que qualifier de « naturels » les mouvements effectués ne renvoie pas tout à fait au même sens dans l’hébertisme et le Crossfit. Alors qu’Hébert parle de mouvement « naturel » au sens de mouvement que l’on retrouve dans l’environnement naturel, le Crossfit met davantage l’accent sur le fait que ces mouvements sont « naturels » pour notre corps, c’est-à-dire qu’ils correspondent à notre physiologie, même si ces mouvements ne sont pas effectués en forêt ou en campagne. Pour autant, le Crossfit n’est pas exempt de recours à l’environnement naturel. En témoignent, le déroulement des Crossfit Games et pleine campagne, les courses sur des collines escarpées, ou encore la célèbre injonction « leave the treadmill » » (quitte le tapis roulant).

On comprend donc également qu’un entraînement selon les principes du Crossfit ne peut que difficilement se pratiquer dans les salles de fitness commerciales classiques, d’où sont absents à la fois tout le matériel de gymnastique classique (barre à tractions, anneaux, etc.), le matériel d’haltérophilie (barres olympiques, plate-forme, etc…), sans parler de sacs de sable, de vieux pneus, etc.

Autre lien évident avec l’hébertisme, le Crossfit ne distingue pas un entraînement en mode aérobique d’un entraînement en mode anaérobique. La raison étant que la vie réelle ne distingue pas une demande aérobique d’une demande en force par exemple. Les gestes de la vie quotidienne demandent à la fois de l’oxygène, de la force, de la puissance et de l’endurance.

L’entraînement à haute intensité se justifie, de plus, par le fait que l’activité anaérobique peut être avantageusement utilisée pour développer des capacités aérobiques. Alors que l’inverse n’est pas vrai : l’activité aérobique ayant une tendance prononcée à diminuer les capacités anaérobiques.

On est ici au fondement physiologique de la méthode. Ce qui est recherché dans l’entraînement, c’est une réaction neuro-endocrinienne, c’est-à-dire un changement affectant le corps autant au niveau neurologique qu’hormonal, comme une augmentation de la testostérone, de l’hormone de croissance, etc. Et les exercices qui favorisent cette réaction neuro-endocrinienne sont ceux effectués avec des charges lourdes, à niveau cardiaque élevé, comprenant peu de temps de repos, à haute intensité, etc.

Concrètement, un entraînement Crossfit se compose généralement d’un « couplet » fonctionnel: il s’agit de deux exercices complets et fonctionnels qu’il s’agira d’effectuer à haute intensité. Idéalement, un exercice provient de l’haltérophilie, l’autre de la gymnastique. Par exemple,  des épaulés et des tractions; ou des soulevés de terre et des pompes. Mais l’entraînement peut être composé de plus de deux exercices, et des séances de course peuvent y être ajoutées. De toute manière, il s’agira d’effectuer tout cela le plus rapidement possible.

Exemple : l’entraînement appelé « Fran »

21, puis 15, puis 9 répétitions du couple :

  •  Thrusters (accroupi, la barre au niveau de l’avant des épaules, on se relève et on pousse la barre au dessus de la tête)
  •  Tractions

Autre exemple : l’entraînement appelé « Cindy »

Un maximum de tours, en 20 minutes de ces trois exercices:

  •  5 tractions
  •  10 pompes
  •  15 squats (être accroupi et se relever)

En règle générale, l’entraînement Crossfit proprement dit dure rarement plus d’une vingtaine de minutes. Certains athlètes Crossfit de haut niveau peuvent être beaucoup plus rapides, puisque certains exécutent le programme « Fran » en moins de 4 minutes ! A cela, il faut rajouter un échauffement, des étirements et l’apprentissage des mouvements. Au total, la séance dure maximum une heure.

Il est également conseillé de prévoir régulièrement des séances que l’on appelle « Focus » où on se concentre sur un exercice spécifique, que l’on travaille jusqu’à le maîtriser. Ces séances peuvent également être l’occasion de s’entraîner réellement en « force » en tentant de porter, par un soulevé spécifique, la charge maximale, sans préjudice de la technique d’exécution.

2.3. Les divergences

Malgré les similitudes en matière d’objectifs ou de méthodes, quelques divergences persistent entre la Méthode Naturelle de George Hébert et le Crossfit. En particulier au niveau de leur rapport respectif au sport et à la science.

Hébert, comme nous l’avons montré, s’oppose complètement au Sport qui, pour lui, privilégie la technique pure et la performance, produisant des individus au physique déséquilibré (« sauteur bâti à la façon du Kangourou, coureur avec des jambes de lévrier », etc.). Bien que les adeptes du Crossfit ne rejetteraient pas ces critiques adressées au Sport, le Crossfit s’inscrit davantage dans un complément aux différents sports. Il est d’ailleurs encouragé d’explorer, parallèlement au Crossfit, une variété de sports, comme des moyens de mettre en pratique les progrès réalisés grâce à l’entraînement. Mais il s’agit bien de multiplier les sports, pour diversifier les demandes aux corps, et non pas de se spécialiser dans un sport, ce qui aurait comme conséquence les risques de déformation critiqués par Hébert.

Contrairement à la Méthode Naturelle, le Crossfit ne s’inscrit pas non plus contre la science, mais plutôt en marge. Comme on l’a vu, tout dans le Crossfit peut se justifier scientifiquement, mais son évolution s’est faite davantage empiriquement, en observant les athlètes, ce qui marche et ce qui ne marche pas. C’est le modèle de la « boîte noire » (« black-box model ») : on ne s’intéresse pas tant à ce qu’il se passe dedans, on regarde les inputs et les outputs, c’est-à-dire les entraînements et les résultats.(8)

Au final, nous serions tenté de dire que le Crossfit représente une ré-activation de la Méthode Naturelle, dans un monde ou le sport et la Science se sont imposés comme des domaines inévitables lorsqu’on parle d’activité physique.

3. Pistes de réflexion

1. Le débat sur les méthodes d’éducation physique s’inscrivaient, historiquement, dans un débat sur l’éducation. Ainsi, Demeny (1904: 1-2) rappelait que le but de l’éducation physique était « le perfectionnement humain » : « De même que l’Education morale et l’Education intellectuelle affinent les fonctions du cerveau et préparent l’homme à vivre en société, de même l’Education physique contribue au bonheur général en diminuant les effets des maladies, en développant la force de résistance indispensable dans la lutte de la vie, et en apprenant à chacun à tirer le meilleur bénéfice de sa force musculaire ». « Il est aussi important d’enseigner, poursuivait-il, les exercices du corps que d’enseigner les éléments des lettres et des sciences ».

Hébert, de son côté, prônait une « éducation intégrale », concernant aussi bien l’alimentation, le logement, les loisirs, l’activité physique, les déplacements, que les conditions de travail (Villaret & Delaplace, 2004).

Il défendait par ailleurs l’idée de liens entre la Méthode Naturelle en éducation physique, et une forme naturelle de pédagogie, respectant la nature des élèves. La Méthode Naturelle en éducation physique s’inscrirait donc dans les « nouvelles pédagogies » laissant davantage d’autonomie à l’élève.(9)

Selon le « Baromètre de la condition physique » en Communauté française de Belgique, « les performances organique et motrices se sont dégradées et (…) cette dégradation est particulièrement marquée dans les capacités physiques liées à la santé, comme l’endurance musculaire et cardio respiratoire ou la souplesse » (10). Face à ce constat, l’intégration de méthodes proches du Crossfit dans le sport à l’école pourrait être une piste à explorer. De nombreuses écoles proposent déjà des séances de musculation dans le cadre du cours d’Education physique et sportive. Pourquoi ne pas former les professeurs de ces cours à une méthode nécessitant moins de matériel et moins dangereuse que la musculation « conventionnelle » ?

De plus, l’approche globale du Crossfit invite à une démarche interdisciplinaire, reliant le cours d’éducation physique aux cours sur l’anatomie, la nutrition, le mouvement, etc.

2. Une autre ouverture pourrait se faire vers tout le mouvement de la « simplicité volontaire » et de retour aux choses essentielles. Les crises écologiques et économiques ayant amené une réflexion sur notre mode de vie, un ensemble de personnes, conscientes des dégâts de la surconsommation, ont développé l’idée d’un retour – non pas en arrière – mais aux choses essentielles, à la simplicité des choses et du mode de vie.

Par là, certains redécouvrent des activités simples comme la marche et le vélo pour se déplacer, le fait de produire soi-même son alimentation par la pratique d’un potager, le fait de se chauffer naturellement (bois, etc.), et le fait d’effectuer soi-même des travaux ou toute autre activité physique. Mais tout cela demande une condition physique, dont pouvaient se vanter les générations passées et qui s’est progressivement perdue par la technologie et l’automatisation des tâches.

De nouveau, par son approche naturelle, complète et utilitaire, le Crossfit pourrait tout à fait s’intégrer dans cette optique d’un retour aux mouvements simples : porter et couper du bois, pousser une brouette, se déplacer en marchant, retourner sa terre, etc., nécessitent des compétences physiques que le Crossfit peut permettre d’acquérir. « Be strong to be useful ! », ainsi est intitulé le blog du coach Setzler, de Crossfit Central. (11)

Rajoutons également que de nombreux pratiquants s’entraînent pieds nus ou avec des chaussures laissant le plus de mouvements au pied (comme les Five Fingers de la marque Vibram), dans l’idée que celui-ci est naturellement conçu pour marcher, courir, sauter, etc., et qu’il n’est donc pas nécessaire d’y adjoindre des chaussures à la technologie complexe. Plus encore, cette technologie pourrait causer des blessures par l’atrophie des muscles et tendons du pieds qu’elle produit. (12) Le plus simple et le plus productif serait donc de revenir à des chaussures aux semelles souples ou carrément à la course pieds nus.

3. Plus généralement, une piste qu’il conviendrait certainement d’explorer est l’opportunité de lier la méthode du Crossfit avec la notion d’ « Empowerment » (13), qui se traduit en Français par les notions d’ « autonomisation » ou de « capacitation », c’est-à-dire la prise en charge de l’individu par lui-même. On parle généralement d’emporwerment lorsque l’individu (ou une groupe d’individu, il peut s’agir d’une minorité sociale, ethnique, religieuse, etc.) acquiert le pouvoir de décider de sa destinée : que ce soit le pouvoir de se prendre en charge politiquement, de travailler, de gagner sa vie, etc. Ce terme est souvent associé aux combats féministes et aux luttes de minorités raciales. Mais il couvre un champ beaucoup plus large. A un niveau plus individuel, le processus d’empowerment rejoint la capacité que l’individu acquiert d’influer sur le cours des événements de sa propre vie et renvoie donc à tout le travail sur l’estime de soi. Par la pratique du Crossfit, le processus d’empowerment est  l’acquisition d’un pouvoir sur soi-même: que ce soit le pouvoir de modifier durablement son corps (en terme de perte de poids ou de prise de muscle et sans aide médicamenteuse ou chirurgicale), ou celui de se sentir capable de réaliser des activités physiques dont on se sentait incapable auparavant. Plus largement, l’individu acquiert une autonomie dans sa vie quotidienne. Pour reprendre un exemple d’Ivan Illich, penseur de l’autonomie, la dépendance à l’endroit de la voiture dans les déplacements est le prélude à la perte d’autres formes d’autonomie. Celui qui s’en remet, pour ses déplacements, à des engins coûteux, conçus par des experts (et conduits par d’autres experts, dans le cas des trains et des avions), aura bientôt la même attitude pour ce qui est de son alimentation, de sa santé, de son éducation et même de sa vie affective.(14)

Reprendre en main sa condition physique, sa santé et son corps, ne serait-ce pas le but de l’éducation physique et l’objectif principal d’une méthode comme le Crossfit ?

Notes :

(*) Nous remercions Christian Beugnier, Président de la Fédération belge d’Hébertisme pour sa

lecture critique et ses remarques.

(1) « Méthode Naturelle et environnement », Fédération belge d’hébertisme, http://www.fbh.be/ (consulté le 21/12/2009).

(2) « What’s Crossfit », Crossfit Journal, Issue 19, March 2004, p.3.

(3) « Foundations », http://www.crossfit.com (consulté le 21/12/2009).

(4) « Train movements, not muscles », Crossfit Bozeman, http://powerupcrossfitbozeman.blogspot.com/2009/08/train-movements-not-muscles.html, (consulté le 22/12/2009). Traduction française : « Travailler les mouvements, non les muscles », Sport is Everywhere, https://sportiseverywhere.wordpress.com/2009/09/22/travailler-les-mouvements-non-les-muscles/, (consulté le 22/12/2009).

(5) « Principes – Techniques », Fédération belge d’hébertisme, http://www.fbh.be/ (consulté le 21/12/2009).

(6) « What’s Crossfit », op.cit. p.1.

(7) A ne pas confondre avec la musculation.

(8) « What’s Crossfit », op.cit. p.3.

(9) Pour un aperçu de ces nouvelles pédagogies, voir par exemple « Le mouvement des écoles nouvelles anglaises » de Skildelsky, « Une pédagogie de liberté » de Snitzer, ou « Vers une pédagogie institutionnelle ? » de Vasquez et Oury.

(10) Les moyennes sont jusqu’à 15 % moins bonnes en 2004 qu’en 1994 chez les filles et jusqu’à 9% chez les garçons. Les moyennes ont baissé particulièrement dans les tests qui évaluent des qualités modifiables par l’exercice physique : la souplesse (flexion du tronc), l’endurance musculaire (redressements station assise) et l’endurance cardio-respiratoire (course d’endurance)  présentent des diminutions importantes (de – 4 % à – 20 %) par rapport à 1994.

(11) http://randalsetzler.blogspot.com/

(12) Voir pour cela, voir l’excellent ouvrage de McDougall : « Born to Run »

(13) Ce lien avec la notion d’empowerment fera l’objet d’un article ultérieure.

(14) Source : http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Marche-exercie

Bibliographie :

COUBERTIN, P. de (1934). Pédagogie sportive. Lausanne: Bureau International de Pédagogie

Sportive.

DELIGNIERES, D, & DURET, P. (1989) « Valeur physique et grandeur morale. Itinéraire d’une liaison au cours du XXème siècle », Echanges et Controverses, n°2, pp. 155-200.

DEMENY, G. (1901) L’éducation physique en Suède (mission de 1891), Paris : Société d’éducation scientifique.

DEMENY, G. (1904) Guide du maître chargé de l’enseignement des exercices physiques dans les écoles, Paris : F. R. de Rudeval.

DEMENY, G. (1911) Les bases scientifiques de l’éducation physique, Paris: F. Alcan.

DEMENY, G. (1917) Education physique des adolescents. Préparation sportive par la méthode synthétique, avec l’art de travailler, Paris: F. Alcan.

DEMENY, G., PHILIPPE, J., & RACINE, P. (1909) Cours théorique et pratique d’éducation physique, Paris: F. Alcan.

GUILLEMAIN, G. (1955) Le sport et l’éducation, Paris : PUF.

HEBERT, G. (1911) Le code de la force, Paris : Vuibert.

HEBERT, G. (1925) Le sport contre l’éducation physique, Paris : Vuibert.

McDOUGALL, C. (2009) Born to run. A hidden tribe, superathletes, and the greatest race the world has never seen, NY: Knopf.

SCHLEMMER, A. (1969) La méthode naturelle en médecine, Paris : Seuil.

SKIDELSKY, R. (1972) Le mouvement des écoles nouvelles anglaises: Abbotsholme, Summerhill,, Dartington Hall, Gordonstoum, Paris : François Maspero.

SNITZER, H. (1973) Une pédagogie de liberté. Les enfants de Lewis-Wadhams, Préface de A.S. Neill, Paris: Fleurus.

VASQUEZ, A., & OURY, F. (1979) Vers une pédagogie institutionnelle ?, Paris : François Maspero.

VILLARET, S., & DELAPLACE, J.-M. (2004) « La Méthode Naturelle de Georges Hébert ou l’ « école naturiste » en éducation physique (1900-1939) », STAPS, 1, n°63, pp. 29-44.